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Mégabassines : l’État opaque sur les chiffres


| Reporterre | Bassines

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Aucun recensement officiel ne donne le nombre exact de mégabassines en projet en France. Malgré l’opacité autour de la construction de ces ouvrages agricoles contestés, les associations d’opposants dénombrent environ 300 projets.

C’est une donnée introuvable. Un décompte nécessaire, mais impossible à faire. Aujourd’hui en France, personne ne connaît le nombre de mégabassines en projet. Ce chiffre serait pourtant d’utilité publique pour estimer l’ampleur de ces ouvrages agricoles très contestés sur tout le territoire. D’autant que la plupart sont financés en grande partie sur des deniers publics.

Contacté par Reporterre, le ministère de l’Agriculture n’a jamais répondu à nos questions. Seule source officielle : le site d’information du gouvernement sur les politiques publiques qui dénombre une centaine de projets. Un chiffre très en deçà du recensement réalisé par les diverses associations et collectifs d’opposants : autour de 300 projets. Reporterre a sorti sa calculette.

Mégabassines et retenues collinaires

Définissons d’abord la nature d’une mégabassine, officiellement appelée retenue de substitution. Il s’agit d’un ouvrage stockant de l’eau, rempli durant l’hiver en pompant dans les nappes phréatiques, parfois dans les cours d’eau. Son objectif : irriguer des champs principalement de céréales, souvent destinées à l’exportation.

Les mégabassines sont différentes des retenues collinaires, remplies grâce au ruissellement et de taille plus modeste. Ce sont des étangs ou des mares, utilisés par les agriculteurs moins gourmands en eau. Mais ces retenues collinaires peuvent aussi être contestées, notamment dans les Alpes, où elles servent à produire de la neige artificielle.

« Il est plus difficile de s’opposer par principe aux retenues collinaires, car il y a des endroits où elles se justifient », estime Swan, un militant qui travaille sur les questions des mégabassines. « Là où elles deviennent un problème, c’est lorsqu’elles se multiplient et sont alimentées par des canalisations ou des canaux. »

Il cite pour exemple les 15 000 retenues collinaires recensées sur le bassin Adour-Garonne et qui viennent perturber le cycle de l’eau du bassin versant. Ce qui donne lieu à des situations parfois illégales, comme sur le bassin du Tolzac où a été construit le barrage de Caussade. Bâti sans autorisation durant l’hiver 2018-2019, ce dernier a été retoqué cinq fois par la justice, suite à des recours d’associations environnementales.

Un ouvrage que le gouvernement envisage de régulariser malgré les critiques des associations écologiques. En effet, le seul bassin versant du Tolzac possède plus de 400 retenues d’eau de plus de 1 000 m² et plus de 530 points de prélèvement.

L’impossible décompte

Pour plus de facilité, nous avons choisi de nous concentrer sur les mégabassines telles que celle de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), destinées à l’irrigation intensive. Notre chasse devrait nous mener à fouiller les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) ou les projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), où toutes les bassines devraient normalement être inscrites. Un travail de titan.

« Le nombre total de projets est difficile à estimer, car nous ne sommes pas au courant de tout. On aimerait que ce recensement soit fait de manière officielle, pour prendre en compte notamment les effets cumulés de tous ces ouvrages », explique Marie Bomare, chargée de mission juridique chez Nature environnement 17.

Le chiffre le plus fiable concerne l’ancienne région Poitou-Charentes, comprenant les départements des Deux-Sèvres, de la Charente-Maritime, de la Charente et de la Vienne. Selon des documents consultés par Reporterre, près de quatre-vingt-sept mégabassines sont en projet et toutes font l’objet de recours juridiques. Trente quatre ont été annulées grâce à la mobilisation des associations : les cinq bassines de l’Asai des Roches (Charente-Maritime) et les six projets du bassin du Curé. Il faut également compter l’annulation des 21 réserves de la Boutonne. Quant aux deux bassines du Benon (Charente-Maritime), elles ont été construites, mais leur autorisation a été annulée par le juge administratif.

« Tout est fait pour que ce soit le plus opaque possible »

La puissante opposition en Charente-Maritime, via le collectif Bassines non merci, a fait des petits partout en France. Dans l’Hérault, la Coordination eau 34 s’est lancée en juin 2023 pour lutter contre un projet de trois retenues à Florensac, Coulobres et Magalas.

L’objectif de ce dernier : stocker de l’eau l’hiver en puisant dans le Rhône, l’Hérault et l’Orb pour arroser les vignes. « C’est toujours l’accaparement d’un bien commun au bénéfice d’intérêts privés questionnables. Faut-il irriguer de la vigne pour faire de la distillerie destinée à l’export ? On questionne ce modèle agricole. Cela pourrait être un moment charnière pour s’interroger sur une autre façon de faire de l’agriculture vivrière et locale. Mais le sujet est totalement éludé, car le département veut sauver la viticulture, emblématique de l’Hérault », constate Cécile, membre de la Coordination eau 34.

Autre territoire, autre culture : dans le Puy-de-Dôme, à côté de Clermont-Ferrand, deux mégabassines sont en projet pour irriguer du maïs. « On sait qu’il y en a d’autres qui se préparent, de tailles diverses. Les sources ne sont pas officielles. C’est souvent les fonctionnaires de la DDT [Direction départementale des Territoires] qui nous glissent l’information entre deux discussions. Aucun document officiel ne peut en attester. Tout est fait pour que ce soit le plus opaque possible », explique Ludovic Landais, président de la Confédération paysanne du Puy-de-Dôme.

Selon son estimation, réalisée avec les informations de Bassines non merci, près de 300 mégabassines seraient en projet sur tout le territoire. Et les annonces du Premier ministre pourraient bien ouvrir les vannes. « Ils vont diviser par deux les délais pour les contester. Je sens qu’on va se faire déborder », poursuit Ludovic Landais.

Le gouvernement fait la promotion des mégabassines

Début février, le Premier ministre Gabriel Attal a présenté toute une série de mesures supposées répondre à la colère du monde agricole. Deux ont retenu l’attention des militants antibassines. La première permettra d’appliquer une « présomption d’urgence » pour réduire à seulement deux mois les délais de contestation d’un projet de gestion de l’eau. La seconde révisera les textes réglementaires pour « planifier les investissements hydrauliques et les financements nécessaires dans chaque bassin ».

« Il y a un décalage entre le discours politique et la réalité sur le terrain »

Ces facilitations réglementaires ne suffiront peut-être pas à ouvrir le robinet de nouvelles bassines. En effet, tout nouveau projet doit respecter les HMUC : études hydrologie, milieux, usages, climat. Il s’agit d’études scientifiques qui estiment les quantités d’eau que l’agriculture pourrait prélever tout en laissant les milieux aquatiques en bonne santé. Une trentaine sont en cours sur le bassin Loire-Bretagne et trois sont finalisées.

Au vu de l’état écologique de nombreux bassins versants, les volumes prélevables risquent d’être très bas. Trop bas pour remplir une bassine ? C’est en tout cas l’inquiétude du syndicat agricole productiviste FNSEA. La chambre régionale d’agriculture des Pays de la Loire, présidée par la FNSEA, a écrit au préfet de cette région pour demander la suspension des HMUC.

« La FNSEA voudrait que les études HMUC comportent un volet socio-économique afin de rehausser les volumes préalables pour tenir compte de l’économie et faire de nouvelles bassines », analyse Marie Bomare.

Ainsi, les promesses de Gabriel Attal pourraient être compromises. « Il y a un décalage entre le discours politique et la réalité sur le terrain. Les nouveaux projets doivent reposer sur les données scientifiques de ces nouvelles études. Si elles ne sont pas respectées, nous pourrons les utiliser pour aller devant le juge. Nos arguments ont plus de poids », conclut Marie Bomare. De quoi augurer de longues batailles juridiques pour bloquer ces ouvrages agricoles que de nombreux scientifiques estiment inutiles. Et dont nous n’aurons, finalement, pas réussi à faire le décompte précis.