Un comité syndical organisé comme à l’accoutumée dans l’enceinte même de l’une des trois usines du Syndicat des Eaux d’Île-de-France (SEDIF), celle de Choisy-le-Roi, sise sur les rives de la Seine dans le Val-de-Marne, devait débuter le jeudi 16 novembre à 10 heures.
Mais les 133 délégués des communes franciliennes membres du SEDIF, conviés à cette grand-messe pour y approuver un copieux ordre du jour, ont été pour certains d’entre eux empêchés pour un temps d’accéder au site par quelques dizaines de militants écologistes. Ils avaient fêté la veille à Paris la décision du Conseil d’État d’annuler, une semaine plus tôt, la dissolution des Soulèvements de la Terre, ordonnée par Gérald Darmanin après l’affaire des bassines de Sainte-Soline.
Il s’agissait notamment pour le syndicat de faire approuver par les délégués le lancement de rien de moins que quatre études « indépendantes » associant toutes les autorités compétentes en eau potable en Île-de-France, publiques et privées. Ceci afin d’explorer des réponses au rejet dans le milieu naturel de résidus polluants générés par la mise en œuvre d’une nouvelle technologie (l’« osmose inverse basse pression », OIBP) qui est au cœur du nouveau contrat, et a suscité nombre de questionnements lors d’un débat organisé par la Commission nationale de débat public (CNDP) de juin à septembre 2023. Et plus largement d’anticiper les mutations en cours en matière de traitement des micropolluants par les producteurs d’eau potable à l’horizon des toutes prochaines années.
Le face à face entre les « écoterroristes » vilipendés par le ministre de l’Intérieur et les dinosaures du politburo du syndicat illustre jusqu’à la caricature la fin de règne calamiteuse d’André Santini, qui vient tout juste de fêter ses 83 ans.
Car tout est allé de mal en pis depuis l’appel d’offres initialement lancé en 2018 pour le renouvellement et l’attribution du plus important contrat d’eau européen à un opérateur privé.
Une manière d’étrangler le service public de l’eau à Paris
André Santini poursuivait obstinément, depuis le retour de Paris en gestion publique, sous Bertrand Delanoë, en 2010, le projet de séparer, dans le futur contrat de concession qui devait succéder à l’actuel, la production et la distribution de l’eau, alors confiés pour 12 ans à Veolia, en récupérant la dizaine d’usines de production d’eau présentes en Île-de-France, et dont la propriété est indûment revendiquée par Veolia et Suez depuis des décennies. Ce projet, qualifié de « Ring de l’eau », était une manière d’étrangler Eau de Paris, le jour où ces compétences seraient reprises par la Métropole du Grand Paris, ce monstre dysfonctionnel que même Emmanuel Macron, dont c’était pourtant l’ambition en 2017, n’a pas réussi à réformer.
Las, l’un des pontes du politburo du SEDIF, le sénateur Les Républicains (LR) Christian Cambon, proche de Veolia, impose ses vues lors d’un précédent Comité syndical le 27 mai 2021. Fin de l’« allotissement » (donc de la séparation en lots production et distribution). Antoine Frérot, à l’issue de son OPA brutale sur Suez, n’en redoutait pas moins un accident, et l’attribution du contrat de production à Suez, ce qui en aurait fait, si l’on prend en compte les positions de Suez au Syndicat des eaux de la presqu’île de Gennevilliers (SEPG), aujourd’hui Senéo (deuxième syndicat d’eau français) dans les Hauts-de-Seine, et en Essonne, le leader de la production d’eau en Île-de-France. Inacceptable pour Veolia.
L’appel d’offres initié en 2018 doit ainsi être revu (exit l’allotissement, donc), et, sous couvert de Covid, l’actuel contrat est prolongé pour la première fois d’un an, ce qu’autorisent le Code général des collectivités locales et le Code des marchés publics.
Second pataquès avec l’OIBP. Le futur contrat emporte aussi le déploiement d’une nouvelle technologie, l’osmose inverse à basse pression, censée éliminer mieux que les technologies actuelles les résidus de pesticides, perturbateurs endocriniens et autres polluants éternels. Reprenant le slogan de la Mère Denis (le SEDIF lavera plus blanc que blanc), nos dinosaures, et Veolia, ignorent superbement l’obligation qui leur était faite de soumettre leur mirobolant projet à la Commission nationale de débat public (CNDP) qui doit être obligatoirement saisie par tout maître d’ouvrage déployant un projet d’un coût excédant les 300 millions d’euros ayant un impact sur l’environnement. Ce qui est le cas puisque le déploiement de l’OIBP coûtera plus de 870 millions d’euros, « avancés » par Veolia.
Imposer une nouvelle norme
Le fond de l’histoire, c’est qu’à travers l’OIBP, Veolia veut imposer — grâce au SEDIF, comme il l’a fait depuis des décennies en recevant à l’usine de Méry-sur-Oise, la vitrine technologique du syndicat, dans la salle de 100 places qui y a été aménagée, des palanquées de délégations étrangères — une nouvelle norme qu’elle vendra ensuite dans le monde entier.
L’impair n’échappe pas à quelques militants qui convainquent la CNDP d’entrer dans la danse, contrairement à ce qu’affirmera ensuite le syndicat — il n’est donc aucunement à l’origine de l’organisation de ce débat public qui, se tient du 20 avril au 20 juillet 2023, et provoque… une seconde prolongation d’un an du contrat actuel.
Or le débat public fait apparaître un vrai souci : pour purifier l’eau de ses polluants, l’OIBP provoque le rejet en fin de traitement… d’un « concentrat » de ces polluants qui devraient en l’état… être purement et simplement rejetés dans le milieu naturel, en rivière ! Une histoire de Shadocks qui fait hurler durant le débat public de la CNDP les nombreux opposants au projet, dont d’autres services publics franciliens de l’eau. Dans son rapport d’étape rendu public le 20 septembre 2023, la CNDP interpelle évidemment le syndicat sur ce point.
Le SEDIF et Réseau de transport d’électricité (RTE) — impliqué car l’OIBP entraîne une forte consommation d’énergie —, se sont efforcés dans un rapport conjoint de répondre à ces inquiétudes en novembre 2023 (3).
La CNDP demande aussi au syndicat d’améliorer sa gouvernance. Il mandate l’ancienne ministre devenue avocate Corinne Lepage, qui lui propose de créer des structures locales de concertation sur le modèle des Commissions locales d’information (CLIs), implantées depuis 1981 auprès des centrales nucléaires françaises.
Une véritable bombe
Et comme si ça ne suffisait pas, une véritable bombe explose en plein débat public, révélée par l’hebdomadaire Marianne le 27 juillet 2023.
Le 6 avril un jeune ingénieur de 24 ans qui travaille pour l’entreprise NALDEO, l’un des trois bureaux d’étude qui ont remporté le marché de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) du SEDIF, pour l’épauler durant toute la procédure d’appel d’offres pour le futur contrat, s’introduit, muni d’un code d’accès idoine, sur le site de l’hébergeur spécialisé TransfertPro, qui a accueilli sur sa plate-forme les offres numérisées des deux candidats, Veolia et Suez.
Il y télécharge deux jours de suite 575 pièces de l’offre de Suez qui sont ensuite transmises à Veolia, qui attendra plusieurs jours avant de prévenir le syndicat.
NALDEO était déjà présent en 2010 en qualité d’Assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO) du syndicat, mais s’appelait alors Pöyry Environment. En s’associant à un autre bureau d’études, Beture, NALDEO naîtra au terme d’un « spin-off » intervenu en 2012.
Le groupement constitué par NALDEO (technique), Cabannes-Neveu (juridique) et Tuillet audit (finances) bénéficiait d’un accord-cadre de plus de 3 millions d’euros pour cette mission.
Panique à bord !
Le SEDIF commande une analyse confiée à un expert « indépendant », dont des extraits seront largement diffusés dans les informations que reprendront une quinzaine de médias à la mi-octobre 2023.
Deux thèses antagoniques se font jour, soit la fuite provient de TransfertPro, soit de NALDEO, qui clament tous deux de leur innocence.
L’affaire de l’OIBP était au cœur de ce nouveau contrat, or plusieurs sources que nous avons interrogées nous laissent entendre que la filiale d’ingénierie de Suez, Degrémont, était en avance en matière d’OIBP sur celle de Veolia, OTV. À preuve, Suez a déjà implanté cette nouvelle technologie sur d’autres sites de production d’eau dans l’hexagone.
Témoignage de la tension ambiante, Christian Collin, un honorable conseiller maître de la Cour des comptes, en position de détachement au SEDIF depuis 2018, y pilotait (comme lors du précédent appel d’offres en 2010), avec rang de directeur général adjoint (DGA) du syndicat, une « Mission 2023 » censée apporter toutes les garanties de transparence et d’éthique à l’appel d’offres. Il démissionne discrètement à la fin juin 2023, et retourne prudemment à la Cour des comptes.
Une jurisprudence bienvenue
L’avocat historique de Veolia et du SEDIF, le cabinet Cabannes-Neveu, exhume alors une jurisprudence qui a créé un précédent. Il s’agissait d’un contentieux autour d’un gros marché de transport passé par la métropole lilloise entre Transdev et Keolis. L’un des deux concurrents avait reçu « par erreur » une clé USB avec l’offre de son adversaire. Le donneur d’ordre, la métropole lilloise, avait décidé d’arrêter l’appel d’offres juste avant la « fuite », et d’attribuer le marché dans ces conditions… au bénéficiaire de la fuite. Décision qui avait ensuite été validée par le Conseil d’État, et sur laquelle le SEDIF s’appuie pour réitérer l’exercice, en décidant de suspendre l’appel d’offres dans sa version « engageante », selon ses propres dires, de novembre 2022, et d’attribuer le futur contrat sur cette base.
Dans ces conditions, Suez a saisi le 6 novembre dernier le tribunal administratif de Paris en référé, pour demander l’annulation pure et simple de l’appel d’offres, soutenant notamment que les versions « améliorées » des deux candidats (novembre 2022), n’avaient pas encore abordé la question du prix du marché, dont l’importance est évidente pour un contrat de cette ampleur.
L’audience en référé s’est tenue le 21 novembre, et quelle que soit la décision, il est clair que Suez ou le SEDIF porteront ensuite l’affaire en appel, puis devant le Conseil d’État.
Avec ce calendrier, la question d’une nouvelle prolongation de l’actuel contrat va inévitablement se poser. Or Marc Guillaume, le préfet de la Région Île-de-France ne peut valider une troisième prolongation du contrat en cours.
Il devait participer aux Assises du Grand Paris le 14 novembre, mais n’y est pas apparu. Militants et responsables de collectivités avaient prévu de lui demander l’organisation urgente d’un « Grenelle de l’eau » en Île-de-France, préconisation qui figurait dans le rapport de la CNDP.
Dans le champ de ruines de la fin de règne du patriarche André Santini, cela devient urgent.