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Canicule et agriculture : «L’Espagne ne pourra plus être le verger de l’Europe»


| Libération | Actualités


Les températures caniculaires dans le sud du Vieux Continent font craindre des pertes de rendements agricoles. Au-delà de 43°C, les cultures méditerranéennes subissent un stress thermique et peuvent perdre leurs fleurs, feuilles et fruits, prévient l’agroclimatologue Serge Zaka.

La fournaise a planté ses griffes dans le sud de l’Europe. Depuis début juillet, les records de températures tombent les uns après les autres : 46°C en Sardaigne, 45,3°C en Catalogne, 40°C en Corse… De quoi craindre des pertes de rendements agricoles en cascade. Les plantes méditerranéennes, plutôt résistantes, ont tout de même des limites physiologiques au-delà desquelles elles subissent un stress thermique. Résultat, la floraison des cultures maraîchères et les vignes risquent d’être fortement perturbées, avec des fleurs et des feuilles brûlées et des fruits desséchés. Pour l’agroclimatologue Serge Zaka, il est urgent de revoir la répartition des cultures en Europe, pour minimiser les chutes de rendements inexorables au réchauffement climatique.

Quels sont les impacts de l’augmentation des températures sur les cultures ?

D’abord, l’augmentation générale des températures tout au long de l’année, liée au réchauffement climatique, bouleverse les stades de développement des végétaux. Par exemple, la floraison des arbres fruitiers a deux semaines d’avance par rapport à ce que l’on observait il y a 50 ans. Les moments de sensibilité de la plante se superposent à des périodes à risques climatiques. Le gel en avril, alors que certaines plantes sont en fleurs, en est un parfait exemple.

Ensuite, il y a un effet ponctuel violent lors d’événements records de températures, comme ce que traverse le sud de l’Europe cette semaine. Ces événements extrêmes provoquent des dégâts sur les végétaux et induisent des pertes de rendements. Là, l’impact dépend du stade du végétal. Par exemple en Andalousie, les oliviers ont subi des températures autour de 38°C pendant leur floraison. Or, c’est un moment où l’arbre est plus sensible.

Comment se matérialisent les dégâts ?

Les dégâts peuvent être de différents types, comme la perte de fleurs ou de feuilles, qui peuvent brûler. Les fleurs de tomate et de courgette, par exemple, sont vulnérables à partir de 35°C. Or en Italie et en Espagne, on est largement au-dessus, puisqu’on y mesure des 45-46°C. Les dégâts sur les fleurs sont irréversibles, elles ne repoussent pas avant l’année suivante. Et à chaque fleur perdue, on perd un fruit ou un légume. De même, à ces températures, les olives se dessèchent et tombent de l’arbre. Les pertes dépendront de la durée et de l’intensité de la canicule.

Concernant la vigne, c’est surtout le goût des grains de raisins qui est altéré par ces températures. La moindre disponibilité en eau permet au sucre de se concentrer dans les grappes et d’augmenter le taux d’alcool. En quarante ans, on a gagné 2 degrés d’alcool dans toutes les régions de France.

Vous expliquez que les limites physiologiques des espèces ont été atteintes. C’est-à-dire ?

Prenons l’exemple du maïs. Plus il fait chaud, plus il pousse vite – jusqu’à une certaine limite. Sa température optimale est à 30°C. Entre 30 et 40°C, les processus biologiques sont dégradés à l’intérieur des feuilles et la croissance ralentit. Au-dessus de 40°C, la température maximale de croissance du maïs, les plants ne poussent plus. Cette limite-là dépend de chaque espèce. Pour la betterave, dans le nord de la France, c’est plutôt 35°C. Une fois la température maximale dépassée, les plantes ont encore quelques degrés de tolérance. Mais à plus de 43°C en Méditerranée, les plantes subissent inévitablement un stress thermique. Les cellules meurent, les feuilles et les fruits brûlent et on observe des pertes de rendements.

Existe-t-il des solutions ?

Malheureusement, il y a très peu de solutions face à un stress thermique. Contrairement à un stress hydrique où l’on peut compenser le manque d’eau en arrosant – s’il n’y a pas d’arrêté sécheresse. A 46°C, comme en Sardaigne cet été, on ne peut rien faire pour les feuilles, les fleurs et les fruits car il est techniquement compliqué de couvrir les cultures.

Pour définir un stress thermique, on mesure l’intensité, la durée, et le couplage avec d’autres stress comme la sécheresse et le vent. Dans l’Hérault en juin 2019, des pans entiers de vigne ont brûlé en quelques heures, à cause des 46°C et des 40 km/h de vent enregistrés.

L’Espagne représente 50% de la production mondiale d’olive, mais le pays est en proie à des chaleurs accablantes. Va-t-on vers une pénurie d’huile d’olive ?

En effet, à cause des chaleurs du mois d’avril et de la sécheresse, il y a des pertes qui atteignent 80 % sur certaines oliveraies d’Andalousie. Mais d’autres régions espagnoles ont pu pallier les manques et nous n’avons pas encore de visibilité sur une éventuelle pénurie. Par contre, nous ne sommes pas sur une année de production optimale, et cela va se ressentir sur les prix.

Le problème, c’est que l’on a spécialisé chaque partie du monde dans une production, et c’est cela qui augmente les risques de pénuries en cas d’aléas climatiques. C’est ce qu’il s’est passé en 2021 avec la moutarde, produite en majorité au Canada. Cette année-là, il a fait 49°C et les cultures ont été ravagées. Résultat, il y a eu une pénurie mondiale. Ne vaudrait-il pas mieux produire un peu de tout, partout ?

D’autant plus que l’aire de répartition des espèces change avec le réchauffement climatique…

Tout à fait. C’est ce qu’on appelle l’évolution des biogéographies, qui sont essentiellement déterminées par les températures, et dans une moindre mesure par les précipitations. Aucun végétal ne pousse au hasard, ils ont tous des zones thermiques optimales.

Avec le changement climatique, les aires de répartition remontent vers le nord. Ainsi, les régions du monde les plus septentrionales vont découvrir de nouvelles cultures, voire des hausses de rendements. A l’inverse, au sud, certaines cultures vont perdre en potentiel, comme le maïs ou l’oignon. Il faut se poser la question : qui va prendre la relève ? L’Espagne ne pourra plus être le verger de l’Europe, tel qu’il est actuellement. Il faut redispatcher ses productions maraîchères plus au nord.

Les rendements de blé, au contraire, sont en hausse de 5% en France par rapport à la moyenne des dix dernières années. Comment l’expliquer ?

Le changement climatique, ce n’est pas seulement des pertes de rendements. En Europe, le blé d’hiver est planté en automne. Cela veut dire qu’à l’arrivée des sécheresses au printemps, les racines du blé sont profondes et peuvent aller chercher de l’eau plus loin dans le sol. De plus, on récolte le blé autour du mois de juillet, donc il échappe aux canicules estivales. Aussi, le CO2 [en augmentation dans l’atmosphère à cause des activités humaines, ndlr] favorise la photosynthèse et la croissance des plantes – tant qu’il y a de l’eau. C’est pour ça que les travaux du Giec concluent à une hausse des rendements de blé dans le nord de l’Europe et à une diminution dans le sud, à cause des sécheresses. Finalement, les rendements de blé se stabilisent depuis les années 2000 alors qu’ils étaient en hausse depuis les années 1945.

A l’inverse, on plante le maïs au printemps et lorsque les sécheresses arrivent, les racines sont encore peu profondes. Les rendements sont en drastique baisse car la plante ne répond pas aux concentrations de CO2 et avec les arrêtés sécheresse, on ne peut plus irriguer les cultures. En 2022, on a eu la plus mauvaise récolte de maïs depuis 1990, avec une perte de 54% de la production dans le sud-ouest de la France.

Les prix des fruits et légumes sont donc voués à augmenter ?

Tout dépend de l’anticipation. Aujourd’hui, on anticipe mal les effets du changement climatique. A chaque phénomène climatique extrême, les rendements baissent et les prix augmentent. On pourrait amortir les variations de prix en créant de nouvelles filières. Pour l’olive par exemple, il faut permettre aux producteurs de s’installer plus au nord, dans la haute vallée du Rhône et vers Toulouse par exemple.

Est-ce à l’Etat d’anticiper ces changements ?

Absolument. Aujourd’hui, le gouvernement est sur une stratégie du pansement. On cultive les mêmes choses aux mêmes endroits, alors que les espèces sortent progressivement de leurs zones de prédilection. Les agriculteurs tentent de s’adapter en changeant de variété, en modifiant le cycle cultural ou la date des semis. Mais ces stratégies ne suffisent pas, il faut changer de culture et créer des filières. Car si on veut faire de l’olive ou de la pistache dans le sud de la France, on a besoin de gens pour récolter, transporter, transformer et acheter. Il faut créer un tissu économique local, national voire international, et tout ça prend du temps, entre quinze et trente ans. On est déjà très en retard. Il est urgent d’investir massivement vers des cultures résistantes au climat de 2040-2050.