Plus qu’un pavé dans la mare, un parpaing dans une eau décidément bien trouble. Le document ultra-détaillé de 588 pages, fruit d’une mission confiée en novembre 2023 à six inspecteurs rattachés à trois ministères (*), a été remis au printemps au précédent gouvernement. Il était resté confidentiel jusqu’à ce que le média en ligne Contexte le dévoile, ce 15 novembre. Les autorités auraient-elles cherché à mettre le couvercle sur un rapport embarrassant ? « Pas du tout », nous assure le ministère de la Transition écologique, qui avance une double explication : ce silence prolongé serait lié d’une part aux « habituels échanges en interne afin de préciser certains points ou formulations dans la version initiale », et d’autre part à « la situation de blocage causée par la dissolution », source de « retards supplémentaires ». « Une publication était prévue. Elle interviendra dans les prochaines semaines », ajoute le cabinet de la ministre Agnès Pannier-Runacher, qui donne rendez-vous à « début décembre ». L'impact des cultures de betterave au nord Les inspecteurs se sont donc intéressés à la présence dans l’eau destinée à la consommation humaine (EDCH), via l’infiltration dans les sols et le ruissellement, de produits phytosanitaires et des molécules issues de leur dégradation, aux « effets nocifs » démontrés « sur la santé et l’environnement ». Au niveau national, ils relèvent des « concentrations élevées de pesticides et de leurs métabolites », aussi bien dans les eaux brutes que dans les eaux distribuées. Les premières, dit le rapport, sont « largement contaminées ». Les situations « les plus critiques » sont observées dans la moitié nord du pays. En cause, notamment, la présence généralisée au niveau des captages d’alimentation de chloridazone desphényl, un métabolite généré par un herbicide largement utilisé dans les cultures de betterave entre les années 1960 et décembre 2020 – il est depuis interdit. Dans l’Aisne par exemple, la surveillance a révélé une « pointe » de concentration douze fois supérieure à la limite de qualité réglementaire. Photo Pierre Destrade Les problèmes persistent à grande échelle en bout de chaîne, après traitement, lorsque l’on ouvre le robinet. D’après les dernières données officielles disponibles, couvrant l’année 2022, cinq métabolites – parmi des dizaines d’autres – ont à eux seuls provoqué des « dépassements des limites de qualité pendant plus d’un mois » dans l’eau distribuée à plus de 10 millions de Français. L’atrazine, pourtant interdite depuis 2003, figure dans ce top 5 des principaux contaminants, preuve de l’extrême persistance de cet autre herbicide dans le milieu naturel. « Échec global » de la préservation des captages La dégradation s’est nettement accélérée ces dernières années. Traduction chiffrée : la proportion de la population alimentée par une eau « ayant présenté des non-conformités récurrentes » ne dépassait pas 1,3 % en 2010 et encore 3,3 % en 2020 ; cette part a bondi à 10,8 % en 2021 et 12,2 % en 2022. Certes, nuancent les rapporteurs, « cette chronique est à prendre avec les précautions méthodologiques qui s’imposent » (évolution des modalités du contrôle, du nombre de molécules recherchées, etc.). Mais le décrochage reste spectaculaire, comme le prouve aussi la fermeture, entre 1980 et 2019, de 12.500 captages d’eau en France – il en reste environ 33.000. Des abandons le plus souvent causés par une pollution trop importante. Un projet "unique en Europe" : comment, en Vendée, recycle-t-on les eaux usées pour les rendre potables ? Ces dépassements, qui s’ajoutent aux menaces grandissantes liées aux épisodes de sécheresse, pourraient « impacter à court terme l’alimentation en eau potable » dans plusieurs départements, avertissent les inspecteurs, qui fustigent « l’échec global de la préservation de la qualité des ressources pour ce qui concerne les pesticides ». Encore tant de trous dans la raquette... La liste des lacunes et des insuffisances interpelle, forcément. Sont dénoncés, pêle-mêle, un dispositif de protection des captages et de leurs aires d’alimentation « complexe et peu efficace » ; l’absence d’un « socle minimal d’exigences » dans le suivi des pesticides par les producteurs et distributeurs d’eau ; la non-prise en compte persistante des métabolites « qui opèrent sur le long terme », mais aussi des « effets cocktail » et donc des conséquences potentiellement dévastatrices d’une exposition cumulée à plusieurs molécules, même à très faible dose ; l’insuffisance de l’information donnée aux consommateurs sur les non-conformités ; ou encore le manque flagrant d’uniformité en Europe sur les valeurs toxicologiques de référence. Photo Jeremie Fulleringer Autre faille majeure pointée dans le rapport : de nombreux métabolites problématiques ne sont toujours pas pistés, et donc hors des radars. Dans une autre étude publiée en octobre, l’ONG Générations Futures a justement conclu que « 56 métabolites qui risqueraient de dépasser les seuils fixés pour l’eau potable n’ont fait l’objet d’aucun suivi en 2022 et 2023 ». « Nous considérons que douze de ces 56 dérivés de pesticides sont préoccupants pour l’environnement et la santé. Et pourtant, ils ne sont même pas recherchés ! », s’insurge François Veillerette, le porte-parole de l’association, qui cite notamment le TFA (acide trifluoroacétique) issu des pesticides PFAS, les fameux « polluants éternels ». La persistance de ces angles morts fait redouter au militant que « le pire reste encore à venir ». « Ce que nous voyons aujourd’hui est déjà très inquiétant, mais ce n’est certainement que la partie émergée de l’iceberg. Par manque de volonté politique et de méthode, nous sommes certainement très loin d’avoir tout découvert… » Stéphane Barnoin (*) Agriculture, Santé, Transition écologique. Métabolite de pesticides décelé dans l'eau en Corrèze : le maire d'Allassac a porté plainte contre X « Une partie des recommandations » sera reprise, selon le ministère de la Transition écologique Le rapport révélé par nos confrères de Contexte comprend de nombreuses préconisations destinées à améliorer le suivi sanitaire des pesticides et de leurs métabolites dans l’eau potable, encourager le développement de filières agricoles moins gourmandes en intrants, ou encore favoriser le recours aux techniques de traitement membranaire avancé (osmose inverse, nanofiltration), les plus efficaces pour réduire la contamination avant distribution. Ces recommandations supposent des investissements conséquents. Sur ce point, les inspecteurs plaident notamment pour l’augmentation de la redevance pour pollutions diffuses. Cette taxe sur la vente de pesticides, dont le taux varie selon le degré de toxicité des substances, a rapporté 188 millions d’euros aux agences de l’eau en 2023 – un montant famélique comparé aux « 2,5 milliards de chiffre d’affaires du secteur », pointe le rapport. Photo Jeremie Fulleringer Les inspecteurs demandent que puissent être imposées en urgence des restrictions, voire des interdictions d'épandages de pesticides dans les aires de captage touchées par des dépassements de seuils ou proches des limites. Le gouvernement ira-t-il jusque-là ? Au ministère de la Transition écologique, on assure, sans plus de précisions, qu’« une partie des recommandations sera reprise dans la feuille de route qui doit être dévoilée dans les prochaines semaines ». « Les derniers arbitrages sont en cours », ajoute la même source, tout en précisant que le rapport des inspections « n’a pas vocation à être remisé sur une étagère ». "Les cheveux de mon fils, en rémission d'un cancer, contiennent des pesticides agricoles"
Pesticides dans l'eau : un rapport pointe une contamination à grande échelle et une surveillance défaillante
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Rapport produit par trois ministères
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IGAS: Inspection générale des affaires sociales
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IGDD: Inspection générale de l'environnement et du développement
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CGAAER: Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux
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