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Les alertes à la pollution de l’eau potable se multiplient en France


| Le Monde | Pollution


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La recherche de nouvelles substances chimiques, en particulier les produits de dégradation des pesticides et les PFAS, conduit à des fermetures de captages et des dépassements de seuils réglementaires ou sanitaires de l’eau distribuée.

Les ressources en eau de France sont devenues un pandémonium. Depuis dix-huit mois, la recherche de polluants jusqu’à présent ignorés des plans de surveillance – en particulier des produits de dégradation (ou « métabolites ») de pesticides et des substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) –, a rendu non conforme aux critères de qualité l’eau distribuée à des millions de Français.

Selon les chiffres les plus à jour du ministère de la santé et de la prévention, plus de 11,5 millions de personnes ont reçu une eau ponctuellement ou régulièrement non conforme en 2021. Une estimation qui devrait être revue à la hausse en 2022 et 2023, avec l’inclusion de nouvelles substances dans les plans de surveillance.
Même les zones réputées bénéficier de ressources de qualité sont touchées. Fermetures de captages, dépassements sporadiques des seuils sanitaires, découverte de nouvelles contaminations, litiges avec des associations : plus une semaine ne passe sans que la qualité de l’eau ne fasse, dans de nombreux territoires, l’objet d’inquiétudes des collectivités et des usagers.
Le 22 septembre, les directeurs des agences régionales de santé (ARS) étaient conviés à un séminaire sur le sujet au ministère de la santé. Rien n’en a filtré, à part un courriel adressé le lendemain par Didier Jaffre, le directeur de l’ARS Occitanie, à ses cadres, où transparaît une certaine fébrilité. « Très clairement, nous allons devoir changer d’approche et de discours ; il y a des PFAS et des métabolites [de pesticides] partout, écrit-il dans ce message révélé le 18 octobre par Le Canard enchaîné. Et, plus on va en chercher, plus on va en trouver. » M. Jaffre allait plus loin, jetant le doute sur la sécurité sanitaire de l’eau distribuée aux usagers.

Détermination complexe des risques réels

Contacté par Le Monde, Didier Jaffre indique qu’il s’agissait d’« un mail strictement interne, sans valeur ». Le 21 octobre, dans un entretien d’une pleine page accordé au quotidien Midi Libre, l’intéressé regrettait vivement que ses propos aient pu causer « des interrogations et des inquiétudes dans l’ensemble de la population », assurant que « l’eau d’Occitanie peut être bue en toute sécurité ».
La détermination des risques réels induits par la présence de ces substances est complexe. Le seuil sanitaire – au-delà duquel un risque pour la santé est avéré –, est généralement établi en extrapolant à l’humain des études menées sur des animaux de laboratoire. Mais de telles études manquent. Pour les métabolites de pesticides les plus fréquemment retrouvés, ce seuil provisoire a été fixé à 3 microgrammes par litre (µg/l) dans l’attente de plus de données. Bien au-delà du seuil – réglementaire – de qualité, établi à 0,1 µg/l.
En l’état des connaissances, le plus problématique, le R471811, est un produit de dégradation du fongicide chlorothalonil, commercialisé par Syngenta et interdit depuis 2020. Interrogée, cette entreprise annonce qu’elle fournira bientôt aux autorités « une nouvelle étude de toxicité à 90 jours sur des rats ». « Les résultats de cette étude, qui est en cours, seront disponibles à la mi-2024 et permettront à la direction générale de la santé et à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’amimentation, de l’environnement et du travail [Anses] de calculer et de publier une Vmax [valeur sanitaire] officielle », précise la firme suisse. En l’état, selon la campagne de mesures exploratoires rendue publique par l’Anses en avril, le R471811 rendrait non conforme aux critères de qualité l’eau utilisée par plus d’un tiers des Français, notamment à Paris.
Interrogé par Le Monde, Dan Lert, président d’Eau de Paris, la régie chargée de l’approvisionnement de la capitale, reconnaît qu’en moyenne, l’eau qui y distribuée comporte une concentration de 0,5 µg/l de R471811 ; un taux cinq fois supérieur au seuil de qualité, mais inférieur à la valeur sanitaire provisoire. M. Lert assure que cette eau est sûre.

L’eau en bouteille : « une aberration écologique »

Dans son « mail interne », le directeur de l’ARS Occitanie laisse entendre qu’il va falloir « privilégier l’eau en bouteille ». Une perspective inenvisageable pour Dan Lert : « L’eau en bouteille n’est pas une alternative, d’une part parce qu’on y retrouve aussi des traces de résidus de pesticides et des microplastiques, et d’autre part, parce que c’est une aberration écologique qui contribue à la pollution plastique des cours d’eau et des océans ».
Selon l’élu, adjoint à la Mairie de Paris chargé de la transition écologique, le R471811 n’ayant pas été officiellement inscrit dans le contrôle sanitaire par l’ARS Ile-de-France, Eau de Paris n’a pas dû solliciter de dérogation pour continuer à fournir la capitale.
Ce n’est pas le cas sur d’autres territoires, où les élus multiplient les demandes de dérogations aux préfets pour continuer à distribuer une eau non conforme, pour cause de présence de métabolites de pesticides.
En janvier, la préfète de la région Grand-Est a accordé une dérogation à la communauté de communes de la Basse-Zorn (dans le Bas-Rhin, plus de 17 500 habitants) en portant le seuil de qualité de 0,1 µg/l à 0,5 µg/l pour le chloridazone-desphényl, un métabolite de la chloridazone, un herbicide. En mai, la même dérogation était accordée à la commune de Bouxwiller (Bas-Rhin, 3 900 habitants) puis, en août, à la communauté de communes de la région de Molsheim-Mutzig (41 000 habitants), à l’ouest de Strasbourg, en portant cette fois ce seuil à 1 µg/l, soit dix fois plus que le seuil de conformité aux critères de qualité.

Volonté de transparence

Eaux de Vienne, qui approvisionne environ 200 000 foyers du département, a pour sa part obtenu une dérogation en septembre. « Les deux tiers de nos quatre-vingts unités de distribution présentent des taux de R471811 supérieurs au seuil de qualité, la plupart entre 0,5 µg/l et 0,9 µg/l, et une demi-douzaine avec des taux supérieurs à 1 µg/l, explique Yves Kocher, directeur général des services du syndicat. Notre politique est d’abord la transparence et nous informons régulièrement les usagers de la situation. »
Même volonté de transparence en Loire-Atlantique où, selon Mickael Derangeon, vice-président d’Atlantic’eau, « environ 90 % des 550 000 foyers desservis [par le syndicat] reçoivent une eau non conforme, surtout en raison du R471811 ».
Le même R471811 a conduit l’agglomération de La Rochelle à fermer momentanément, le 18 octobre, l’ensemble des quinze captages qui l’alimentent. Les puits situés dans la plaine céréalière d’Aunis, en périphérie de la ville, indiquent de forts taux de contamination, parfois près de trente fois supérieurs à la norme de qualité. L’approvisionnement de la ville repose désormais sur la Charente, où la concentration du R471811 oscille entre 0,11 µg/l et 0,35 µg/l. Le seuil sanitaire de 3 µg/l n’a jamais été dépassé dans l’eau du robinet, selon la communauté d’agglomération de La Rochelle, qui a pris les devants pour réduire l’exposition des 179 000 usagers approvisionnés.
A la direction générale de la santé, à Paris, on se veut rassurant. « En cas de détection, même ponctuelle, de pesticides dans l’eau distribuée, les ARS sont amenées à renforcer le contrôle sanitaire, dit-on avenue Duquesne. Tant pour s’assurer de la sécurité sanitaire de l’eau consommée que pour confirmer d’éventuelles non-conformités ou pour connaître l’exposition des populations et diffuser une information précise accompagnée de consignes adaptées. »

« Parfois au-dessus des 3 µg/l »

Cela n’empêche pas toujours les conflits. Dans les Hauts-de-France – terre de pomme de terre et de betterave, cultures parmi les plus arrosées de pesticides –, le Regroupement des organisations de sauvegarde de l’Oise (ROSO) a saisi en référé, début septembre, le tribunal administratif d’Amiens. L’association demandait que l’ARS Hauts-de-France prenne des mesures de restrictions immédiates lorsque des dépassements des valeurs sanitaires sont mesurés, avec distribution d’eau en bouteille aux populations concernées. Le ROSO cite en particulier les réseaux de Margny-sur-Martz et d’Ecuvilly où des dépassements du seuil sanitaire ont été enregistrés au cours de l’été.
« Sur certains réseaux, on est parfois au-dessus des 3 µg/l, en particulier pour les métabolites de la chloridazone, et une simple application du principe de précaution devrait conduire l’ARS à restreindre la consommation, au moins à informer les populations fragiles comme les jeunes enfants et les femmes enceintes, dit Didier Malé, président du ROSO. L’ARS veut attendre d’établir une moyenne glissante sur l’année pour prendre des mesures ! »
L’ARS Hauts-de-France assume cette décision et conteste toute négligence. Les métabolites de la chloridazone se comportent en effet de manière mystérieuse, « avec des taux qui peuvent varier dans le temps de façon parfois importante, y compris lorsque des prélèvements sont faits à quelques minutes d’intervalle », assure-t-elle. Des concentrations qui peuvent également varier, de manière tout aussi inexpliquée, en fonction du point de prélèvement sur le réseau, les taux pouvant être plus faibles au robinet qu’en sortie d’unité, ajoute l’ARS. D’où, selon l’agence, la nécessité de chercher à établir une moyenne avant de prendre des mesures de restrictions.
Un argumentaire qui ne convainc guère M. Malé, qui met en avant l’incertitude des effets de la présence combinée d’autres métabolites – en particulier le R471811 – qui s’ajoutent à ceux de la chloridazone. Le 7 octobre, le juge des référés du tribunal administratif d’Amiens a débouté le ROSO de ses demandes, estimant que l’urgence n’était pas constituée.
Pour ne rien simplifier, les risques sanitaires de certains métabolites peuvent aussi être indirects. En particulier, le DMS (pour diméthylsulfamide) – produit de dégradation d’un fongicide appelé tolylfluanide – est connu pour se transformer dans les unités de traitement de l’eau en d’autres composés, bien plus dangereux que le DMS lui-même.

« Rechercher le DMS dans l’eau du robinet n’a aucun sens, c’est dans les eaux brutes, dans les nappes phréatiques qu’il faut le rechercher et ce n’est pas fait de manière systématique, loin de là, s’indigne un expert qui a requis l’anonymat. En particulier, dans certaines régions d’arboriculture, où il y a de grandes chances d’en retrouver, la surveillance n’est pas systématique. On risquerait de devoir fermer trop de captages. »
Selon le rapport sur le DMS publié par l’Anses en juillet 2018, la présence de cette molécule dans les eaux brutes, même à un niveau accepté par la réglementation (0,1 µg/L) peut conduire, après passage par des unités de potabilisation fonctionnant à l’ozone, à la présence d’une nitrosamine (la NDMA) dans l’eau du robinet. Et ce, à une concentration près de quarante fois supérieure au seuil sanitaire le plus strict. Le tolylfluanide, le pesticide à l’origine de cet enchaînement de réactions, a été interdit en France en 2007, mais des traces de ses métabolites demeurent dans l’environnement.
L’autre grande inquiétude émergente est la présence de PFAS ou « polluants éternels » dans les eaux brutes. Comme certains métabolites de pesticides, ces substances chimiques – utilisées dans une variété d’applications des revêtements antiadhésifs pour ustensiles de cuisine aux vêtements imperméables en passant par les mousses anti-incendies – ne sont pas filtrées par les systèmes de purification actuels. La publication, en février par Le Monde, de la carte des zones contaminées ou potentiellement touchées par les PFAS a poussé des collectivités à mener leurs propres tests, dit en substance Régis Taisne, chef du département cycle de l’eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies.
Les résultats commencent à tomber. Le 17 octobre, Le Monde a révélé que l’agglomération d’Annecy, après la commune voisine de Rumilly (Haute-Savoie), avait fermé ses captages dans la nappe des Iles, pour cause de PFAS, et compte désormais sur son lac pour approvisionner la population. Une semaine plus tard, France 3 Auvergne-Rhône-Alpes révélait que quatre captages alimentant une cinquantaine de communes de l’Ardèche étaient contaminés par des « polluants éternels », dont deux à des taux supérieurs aux seuils réglementaires européens.
D’ici à deux ans, l’Union européenne va contraindre les Etats membres à rechercher systématiquement ces substances dans l’eau potable. « La recherche des PFAS est rendue obligatoire dans le cadre du contrôle sanitaire des ARS à partir de janvier 2026, en lien avec les capacités analytiques des laboratoires réalisant les analyses du contrôle sanitaires, indique-t-on à la direction générale de la santé. Certaines ARS intègrent d’ores et déjà progressivement les PFAS dans les paramètres du contrôle sanitaire. »
Une évolution qui promet de rendre plus délicate encore la situation, et qui permet de mieux comprendre le courriel adressé par le patron de l’ARS Occitanie à ses cadres : il va, en effet, falloir « changer d’approche et de discours ».